Hervé Kempf a écrit le texte suivant, qui a été publié par notre confrère Le Monde, le 21 janvier 04 ...
La préoccupation écologique semble obéir à un cycle : vive quand la croissance est forte, faible quand elle s’étiole.
Une des nouvelles les plus fascinantes de 2003 a été publiée en septembre dans le journal Nature : des chercheurs y relataient comment les saumons sauvages, quand ils reviennent pondre et mourir dans les lacs d’Alaska, polluent ceux-ci des poisons chimiques qu’ils ont accumulés durant leur séjour océanique. Dans le même ordre d’idée, on apprenait, en décembre 2003, par le Washington Post, que l’Agence américaine de l’environnement (EPA) s’apprêtait à conseiller aux femmes enceintes de ne plus consommer de thon, du fait de la trop grande charge en mercure qu’ingurgite et concentre ce libre poisson. Ainsi, les signes de la corruption de l’océan, dernier grand milieu supposé vierge de la planète, son plus grand écosystème, en fait, se multiplient.
La leçon à en tirer est d’une terrifiante banalité : la biosphère est engagée dans un processus de dégradation continu et, à l’échelle historique, rapide. Plus stupéfiant encore est le constat parallèle : l’humanité dédaigne la crise écologique. Nulle part on n’observe de changement réel des politiques économiques intégrant ce phénomène, qui est, derrière le chaos des événements et des fureurs, un déterminant majeur de la phase historique qui est la nôtre ; nulle part on n’observe de réel changement des comportements collectifs.
Il est vain de s’affliger de ce constat. Plus utile est d’essayer d’en comprendre les ressorts. Le premier, sans doute, est le cours de la politique des Etats-Unis depuis 2001. Dès avant le 11 septembre, la puissance américaine refusait la discipline collective en matière d’écologie, refus qu’a symboliquement manifesté le rejet du protocole de Kyoto, par le Sénat dès la présidence Clinton, par le président Bush lui-même ensuite.
Les attentats du 11 septembre n’allaient bien sûr pas détourner les conservateurs au pouvoir à Washington de ce mépris des préoccupations environnementales. Or les Etats-Unis sont l’acteur le plus puissant du jeu, par leur force économique, leur position de premier pollueur planétaire, leur modèle culturel. On ne peut guère agir sans eux. Le souci d’expansion économique de la Chine, de redressement de la Russie amplifient l’attitude américaine.
Mais la panne de l’écologie ne saurait s’expliquer seulement par ce contexte. Elle découle aussi de la faiblesse intrinsèque de sa rhétorique, qui n’offre pas une alternative assez claire pour espérer contrarier les actes et les discours de ceux qui placent la "guerre au terrorisme" en priorité politique, cherchent à maximiser la croissance économique, et affirment que le libre jeu des marchés résoudra, in fine, le problème environnemental.
Cycle très paradoxal
Pourquoi cette faiblesse ? Parce que le mouvement écologiste a jusqu’à présent vécu dans un paradoxe dont il peine à sortir : les préoccupations environnementales prospèrent quand l’économie est dynamique, elles s’effondrent quand l’économie vacille. Ainsi voit-on l’écologie prendre son essor à la fin des années 1960, quand les "trente glorieuses" brillent de tous leurs feux, avant que le choc pétrolier de 1973 renvoie durablement les écologistes au statut d’aimables rêveurs barbus. Ils rebondissent quand la croissance revient franchement dans la deuxième partie de la décennie 1980, avant que la dépression du début des années 1990 les remette au placard. Coucou ! Les revoilà en force à partir de 1997, avant que le présent ralentissement de l’économie ne semble à nouveau les faire disparaître du paysage.
La préoccupation écologique semble obéir à un cycle : vive quand la croissance est forte, faible quand elle s’étiole. Un cycle très paradoxal, puisque le mot d’ordre du mouvement est la critique de la croissance, un de ses livres fondateurs étant le célèbre rapport au Club de Rome, Halte à la croissance, publié en 1972. On pourrait penser que les périodes de croissance modérée permettent d’améliorer la situation écologique de la planète. Ce n’est pas le cas : faute de changement du paradigme économique, elles ne permettent que d’en ralentir la dégradation.
Cependant, la malédiction de l’écologie, c’est-à-dire son enfermement dans le cycle de la croissance, est sans doute, souterrainement, en train de se lever. D’abord parce que, du fait même de l’approfondissement de la crise écologique, la société est bien plus sensible qu’auparavant à ses manifestations, de plus en plus visibles entre inondations et sécheresses. Cette évolution est en partie cachée par le décrochage entre l’opinion et la couche dirigeante de la société. Une étude publiée en décembre, réalisée par le programme Proses de la Fondation nationale des sciences politiques, s’est attachée à étudier l’intérêt accordé à l’environnement par les parlementaires. Il en ressort que "la comparaison des attitudes des élus avec celles du grand public a toujours fait apparaître un décalage important de même sens : les parlementaires interrogés manifestent une attitude moins favorable à la défense de l’environnement que le public".
Ensuite, parce que la communauté environnementaliste, dans ses deux composantes institutionnelle et associative, a gagné une importance beaucoup plus grande que naguère, s’hybridant de surcroît avec le mouvement altermondialisation, tandis que l’activisme écologiste ne faiblit pas, bien au contraire.
Enfin, parce que la réflexion écologique manifeste une vitalité que l’on n’attendrait pas en période de basses eaux : depuis moins de trois ans est ainsi apparue ou réapparue en France une floraison de revues qui placent l’interrogation sur la société industrielle au cœur de leur démarche : Ecologie politique, Ecologie sociale, Ecorev’, L’Ecologiste, etc. Ce travail traduit un renouveau de la pensée écologique qui - à travers la double redécouverte de Jacques Ellul (Jean-Luc Porquet, L’homme qui avait presque tout prévu, Le Cherche Midi, 2003) et de George Orwell (Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, Climats, 2003) - réactualise la critique de la technique et de son monde. Il s’affiche comme anti-industrialiste, s’inscrivant dans la lignée situationniste (voir par exemple les ouvrages publiés par les Editions de l’Encyclopédie des nuisances), et redécouvrant le socialisme prémarxiste des luddites ou de Pierre Leroux.
Réfutant la description du champ politique par sa polarisation selon le classique affrontement droite-gauche (polarisation reformulée par Norbert Bobbio dans Droite et gauche, Seuil, 1996), le courant critique, notamment illustré par Impasse Adam Smith, de Jean-Claude Michéa (Climats), renvoie droite et gauche au même opprobre. Il pose la critique de la technologie et de la croissance comme alternative singulière au capitalisme, décrié non seulement pour les dégâts qu’il commet, mais pour la déshumanisation qu’il suscite.
En 1979, Hans Jonas avait posé, dans Le Principe de responsabilité, l’interrogation et les concepts - générations futures, principe de précaution - qui allaient revivifier la démarche écologiste dans les deux décennies suivantes. Il semble que le mouvement critique actuel puisse être le ferment d’une telle vigoureuse résurgence. La malédiction de l’écologie ne serait que passagère.
Hervé Kempf
La brève est longue ;-))))
Le cheminement professionnel d’Hervé Kempf est intéressant.
Et l’Ineffable (ou Dieu si vous préférez) dans tout celà ? A défaut, pour certains, et l’humanisme ?
Et les motivation réelles des acteurs potentiels de ce renouveau écologique ? L’appétit de pouvoir ? Le besoin d’un auditoire ? Le plaisir plus ou moins onaniste de bâtir un système de pensées qui intellectuellement au moins se tient ? La recherche d’une source de revenu (bouquins, emploi "écolo") ? Une vision spiritualiste du problème et surtout du sens de la vie actuelle sur Terre ?
L’écologie pour l’écologie, quel sens ? Une terre non polluée pour une terre non polluée ça rime à quoi ?
Si d’autres planètes sont habitables et habitées et si, de plus, la réincarnation de chaque être pensant est une réalité, peu importerait à la limite la dégénérescence quasi irréversible de cette planète.
Mais par contre inadmissible l’insulte à l’intelligence et surtout à la misère locale, nationale, mondiale, c’est à dire à l’Amour.
Ce qui manque à l’écologisme, c’est une dimension métaphysique. Une affirmation quelque peu explicitée plus ou moins "brièvement" qu’on ne se bat pas seulement pour un but matérialiste non "durable".