L’Europe méditerranéenne –et la France en particulier-, entretiennent à l’égard de la vigne, des vignerons et du vin une relation étroite, privilégiée, quelque chose de finement émotionnel, de purement fusionnel. Cet état d’esprit dure depuis fort longtemps ! Depuis exactement l’extension géographique du vignoble (Haut Moyen Age) sur les collines, restanques et autres coteaux (bien exposés) du pays. Le vin obtenu fut tout de suite assimilé à une sorte de corpus religieux à part, d’une importance majeure pour les communautés villageoises. Il fut ainsi associé à un principe sacré : la qualification courante de « sang du Christ » illustre parfaitement cette introduction en majesté du côté du spirituel. C’était presque une place à la droite du Père ! Cette position sur les sommets de la considération va lui assurer un franc succès dans l’histoire de notre civilisation. Il participe très vite à l’idée de communion, à l’idée d’un rassemblement mystique mais aussi à une notion savante de savoir-faire rural ; il est impliqué dans une activité noble , dans un travail attentif et très appliqué autour des champs et des murets de pierres. Que demander de plus ?
En puisant une partie de sa force dans l’au-delà et le sacré, le vin pouvait partir à la conquête de tous les terroirs (même les plus récalcitrants !). Les ceps, éloignés de leur berceau des origines devaient prendre –dans cette aventure de dissémination-, une accélération décisive. Plus de relief dans les saveurs, plus d’enracinement dans les goûts. Son charisme, ses vertus spécifiques, se dispersaient sur tout le territoire ( sauf celui du nord !), créant des attachements intimes avec le moindre « bout de vignes » perdu au sommet d’une vallée ! Cette liane était généreuse, coriace : malmenée par des implantations à contre-courant, par des topographie aberrantes, elle allait prouver sa combativité en donnant d’immenses satisfactions aux hommes, en procurant de larges gratitudes dans les sensations gustatives…
Si la référence spirituelle est capitale dans ce développement historique, elle n’est pas unique en tant que source d’inspiration et d’accompagnement. La perception divine va être relayée par une représentation révolutionnaire !
Après 1789 on voit se dessiner autour de ce breuvage singulier une affectivité plus sociale, plus charnelle, plus politique. C’est à ce moment que le « sang du Christ » se métamorphose en « sang du Peuple » ; cette fois la consécration est populaire, familiale, ouvrière. Tout au long du XIXe siècle il croise le devenir des manufactures, des puits de mines, des usines de textiles ; il est au domicile des canuts et des porions. Le vin a pris une dimension essentielle dans le quotidien, dans une culture du travail et de l’effort, il donne sens et consistance à la vie… et à la fête !
Secousses violentes et virages dangereux
Est-ce à dire que tout le parcours viticole (toutes régions confondues) nage dans l’euphorie exaltante que nous venons d’évoquer ? Est-ce que cette trajectoire depuis la Renaissance ou l’Ancien Régime est faite de séductions, de réussites, de perfections ? Non, bien sûr ! Cette route fut complexe et sinueuse. Elle fut surtout ponctuée de secousses violentes et de virages dangereux qu’il importe de rappeler car ces étape clés permettent de mieux saisir la tournure trouble et inquiétante des péripéties actuelles.
Le premier « coup dur » qui agresse cette plante remonte au XIXe siècle : il s’agit de la crise du phylloxera, cette séquence maladive est bien connue des vignerons.
Le territoire est alors profondément affecté. Les professionnels s’émeuvent avant de découvrir une solution de remplacement dans la greffe de nouvelles souches. La leçon est tout de même retenue dans les mémoires : les ceps peuvent « mourir de leur belle mort » et entraîner dans leur naufrage paysans, barriques, caves, cavistes, petits crus et grands crus perchés sur les hauteurs… C’est une alerte sérieuse autant sur le plan biologique –que moral-. L’opiniâtreté des gens de ce milieu, leur ardeur à survivre, est telle qu’ils finissent par avoir raison des difficultés. La crise est évacuée.
Cette phase cruelle est suivie peu après par une parenthèse redoutable qui puise ses causes dans le problème social, l’emploi et les revenus.
C’est la surproduction qui précède le conflit de 1914 ; la « mer de vignes » qui submerge le littoral méditerranéen verse dans la stagnation des ventes. Le marasme provient d’un excès de plantations et la chute des cours bouleverse le niveau de vie de cette région. La colère des « petits » propriétaires est terrible ; désespérés ils marchent dans les rues de Béziers et de Narbonne afin de faire entendre leur protestation au sommet de l’Etat. La République répond de façon cynique : elle lance la troupe contre les manifestants. L’abattement de ces hommes est à son comble. On a tiré sur des paysans-vignerons (sauf un régiment qui sera puni en août 14) ! Le sud est consterné par cette incompréhension. Les politiciens parisiens sont hermétiques aux malheurs du vignoble. Le sens de l’événement est clair : c’est un manque de respect vis-à-vis du précieux liquide –et de ceux qui s’occupent à le produire- ! Les charges de cavalerie ont déchiré le cœur, les convictions, de ce monde de la terre.
Les déconvenues et les amertumes du vignoble français ne s’arrêtent pas sur cet épisode répressif.
Il faut attendre la période contemporaine (les années 7O-8O) pour voir grossir un autre « choc » de taille : l’arrivée des « robots » c’est-à-dire le début des machines à vendanger. Voilà les outillages automatiques qui descendent dans les rangées de grenaches pour remplacer les hommes ! Cette substitution peu élégante était admise dans les usines ou les manufactures. On se résignait , ailleurs, à prendre acte de la supériorité des technologies sur les gestes manuels. Mais les « robots » en train de cueillir les pinots, les merlots et les sauvignons ! Quel désastre ! La pilule fut difficile à avaler dans les campagnes. Le malaise subsiste sous des formes plus discrètes…
Le temps des vendanges était définitivement clos ! Jadis les familles parvenaient à se réunir quelques jours pour célébrer ce rendez-vous exceptionnel, pour renouer avec une solennité festive sous un soleil finissant de l’été. On s’accordait un répit sur les routines habituelles pour aller à la rencontre d’amis, de parents, de voisins tant le moment était « reconnu » dans l’imaginaire des terroirs à vins. Sans trop se l’avouer, sans trop se le dire, on savait que la semaine en question allait être rude pour les reins, le dos, l’état général de la fatigue, mais les impressions venues du ciel, les odeurs, les couleurs, les mots et les paroles prononcés sur un air très détaché - entre deux pieds de vignes-, compensaient l’âpreté de quelques souffrances physiques.
Le vignoble français a surmonté cette « haute trahison ». Les cuvées de prestige sont toujours ramassées à la main (avec du salariat et sans émotion), quant au reste… l’hymne productiviste, rationalisé, dépersonnalisé, comptabilisé à outrance, ce culte rendu à l’efficacité monétaire a balayé toutes les réticences !
Le vignoble est devenu un vulgaire « tueur »
Mais le pire « ennemi » de cette branche gastronomique se présente à nous sur l’heure présente. La dernière « attaque » contre le symbole même de la vie, de la plénitude des goûts, prend l’aspect satanique de la chimie industrielle : ce sont les pesticides détectés dans les bouteilles et formellement identifiés par les experts.
C’est un tournant majeur dans les mœurs de notre société et surtout dans la manière de penser –de sentir- le monde des plaisirs.
Les « traitements » à répétition contre l’oïdium et le mildiou avec des compositions systémiques (capables de pénétrer les circuits intérieurs de la plante) ont fini par laisser des traces dans l’intimité des jus obtenus. Ces « résidus » indésirables , malgré les fermentations intermédiaires, se retrouvent dans les éprouvettes des laboratoires… et plus loin dans les estomacs des citoyens.
Le vignoble est devenu un vulgaire « tueur », au même titre qu’un champ de poireaux ou de choux lorsque ceux-ci sont « arrosés » de fongicides.
Les médias ont bien tardé à soulever le couvercle de ce chaudron du malheur. Peur de la vérité ? Crainte de toucher à un secteur clé de notre économie ? Répulsion viscérale à « casser » une nostalgie de la pureté ? Tous ces éléments de prudence peuvent être retenus…
Cependant aujourd’hui le poids de cette réalité technicienne et biologique est trop lourd à dissimuler : la société aussi est probablement assez adulte, assez informée, pour capter le message sans trembler de frayeur !
Les résultats de ces « révélations » sont corrosifs. Terriblement alarmants. Voilà des produits de luxe ramenés à la condition de vulgaires produits intoxiqués. La désillusion est de taille !
Par l’effet des mécanismes de concentration et d’accumulation (sur le long terme) on sait désormais que les populations consommatrices courent un risque de santé non négligeable.
Mort annoncée d’un membre de la famille
Jusqu’à présent (on vient de le signaler) les Beaujolais, Bordeaux et Gaillac avaient subi des « creux », des phases d’atonie ou de doute : jamais l’intégrité de la marchandise elle-même n’avait été remise en cause.
Le vin était un sanctuaire surprotégé, mis à l’abri du soupçon par des procédures de valorisation sociale quasiment magiques. Autour de lui il y avait un rempart hermétique et nul ne le franchissait sous peine de maladresse inconvenante Lui, il était « au-dessus des autres » !
Les couches profondes de notre pays (les élites, les plus humbles) faisaient semblant d’adhérer à cette mythologie malgré quelques inquiétudes, quelques hésitations sur les procédures techniques et leurs conséquences. Notre patrimoine national valait bien une bonne dose de silence !
Désormais, du fait de notre connaissance dévoilée, il faudra fermer les yeux et se boucher les oreilles pour participer loyalement à un « cérémonial » festif comportant des apéritifs, des rouges et des blancs…
La chimie nage parmi les arômes, les parfums, les barriques en chêne ou les copeaux de bois.
Malgré toutes les tirades poétiques prononcées par les œnologues certaines molécules présentes seront difficiles à avaler sous la forme d’alexandrins ou sous la forme de jolies comparaisons fruitières !
Tonneaux et fûts sont désacralisés, démystifiés. L’impériale suprématie de l’icône est piétinée. C’est plus qu’une crise supplémentaire, c’est la mort annoncée d’un membre de la famille.
Alors que va-t-on faire devant le drame ?
Se taire et oublier ? Continuer « comme avant » ? Ce sera bien délicat… Masquer l’amertume avec des discours hypocrites ou falsifiés ? Faire semblant d’appliquer des cataplasmes sur un malade vacillant ?
Ou réformer –de fond en comble- la nature complète du vignoble hexagonal ?
Bien malin celui qui peut répondre à ces questions ! Notre modernité vient de signer, en toute lucidité, son dernier « crime » culturel. Nous aurons bien du mal à sortir, tête haute et panache au vent, de cette sale tourmente collective !
Bonjour,
Avez-eu eu des retours ou des statistiques sur les pesticides systémiques ?
Je serai curieux de connaître aujourd’hui ou cela en est ?