Fait symptomatique, tout un pan de la tradition socialiste et ouvrière que l’approche marxiste stalinienne dominante avait stigmatisé comme utopiste sort de l’ombre. Qu’il s’agisse du commerce équitable, des vertus du crédit gratuit ou de l’économie sociale, nous assistons à une véritable réhabilitation posthume d’une tradition émancipatrice qui avait été l’apanage des premiers socialistes et qu’il est possible de retrouver dans de multiples manifestations anarchistes du XIXe et du XXe siècle.
Loin de l’image d’Epinal de l’anarchiste poseur de bombes ou doux rêveur, les courants libertaires ont su impulser dès leur origine des pratiques militantes visant à favoriser le changement social radical au moyen de réalisations de projets de communautés de vie ou de travail en rupture avec les conditions de vie et de production de leur temps. Cette volonté de commencer les transformations souhaitées ici et maintenant sans attendre le jour hypothétique de la révolution sociale, que nous appelons l’anarchisme réalisateur, n’a pas été l’apanage exclusif des courants libertaires. Elle prolonge, à sa manière, les pratiques des réformateurs sociaux d’avant 1848 qui, tel Fourier, étaient partisans non pas de vagues rêves utopiques aux conséquences inévitablement totalitaires ou liberticides, mais de ce qu’ils présentaient explicitement comme des formes d’expérimentation sociale.
En organisant ce colloque, le but que nous nous fixons est donc de contribuer à mieux connaître ce qu’il faut considérer comme une conception à part entière du changement social radical qui déborde le cadre strictement anarchiste et/ou libertaire. La présentation de quelques-unes de ses multiples manifestations, enfin, nous offrira aussi l’occasion de nous interroger sur la pertinence et la portée de ce modèle encore aujourd’hui.
Programme
– Vendredi 1er mai (14h30-17h30) :
Du socialisme expérimental à l’anarchisme réalisateur. Expérimentation et changement social au sein des courants socialistes au cours du XIXe siècle
Modérateur : Gaetano Manfredonia
Pierre Mercklé, Le Phalanstère est un laboratoire. La science sociale expérimentale de Charles Fourier entre théorie et pratique.
Olivier Chaïbi, Réalisations et réalisateurs proudhoniens
Nathalie Brémand, Education et révolution : l’enfant et le changement social chez les fouriéristes, les communistes icarienset les anarchistes
Soirée (21h) : Projection du film de Jean-Luc Comolli, La Cecilia (1975)
– Samedi 2 mai (9h30-12h30) :
Insurrection ou évolution ? : tendances et manifestations de l’anarchisme réalisateur jusqu’à l’entre-deux-guerres
Modérateur : Ronald Creagh
Isabelle Felici, La Cecilia : quels enseignements pour les anarchistes du XXIe siècle ?
Anne Steiner, Vivre en anarchiste à la Belle Epoque : la tentation de l’illégalisme
pour échapper au salariat. Débats au sein des milieux individualistes dans les années qui précèdent la guerre
Gaetano Manfredonia, L’Anarchisme réalisateur d’E. Armand
Céline Beaudet, Les Colonies anarchistes de l’Entre-deux-guerres : de la mêlée au désert
– Samedi 2 mai (14h30-17h30) :
Le renouveau des expériences réalisatrices et/ou alternatives depuis les années 1960
Modératrice : Marianne Enckell
Edward Sarboni, 1968 à 1978 : Communautés libertaires et rejet des pratiques « politiques » institutionnalisées
Ronald Creagh, La Fourmilière américaine : de la microsociété au groupe affinitaire. Anarchisme diffus ou anarchisme confus ?
Jean-Manuel Traimond, Christiania : une quasi anarchie depuis 1971
Soirée (21h) : Projection du documentaire Autrement. Ce documentaire a été réalisé et produit en 2002 par une équipe liée à Espace Noir, lieu culturel autogéré de Saint-Imier dans le Jura suisse.
– Dimanche 3 mai (9h30- 12h30) :
Débat Persistance et actualité des stratégies réalisatrices
Modératrice : Claire Auzias
Marianne Enckell, Vivre autrement en Suisse
Jean Berthaut, Squats, une expérience collective urbaine
Quelques interventions : phalanstère de Fourier, éducation ...
Pierre Mercklé, Le Phalanstère est un laboratoire. La science sociale expérimentale de Charles Fourier entre théorie et pratique.
A l’instar de la « physiologie sociale » de Saint-Simon ou de la « sociologie » plus tardive d’Auguste Comte, la « science sociale » de Charles Fourier (1772-1837) ambitionnait d’introduire dans les études sociales la rigueur méthodologique des sciences dites « exactes ». Or, cette ambition a été occultée par les « réceptions » du fouriérisme, et en particulier par la distinction établie par Marx et Engels entre « socialisme utopique » et « socialisme scientifique ». Pourtant, « l’intention » scientifique est explicite chez Fourier, et s’appuie fondamentalement sur une « exigence expérimentale » : Fourier et ses disciples se sont d’abord efforcés d’infléchir la doctrine originelle de telle façon que ses énoncés puissent être soumis à l’expérience. Ensuite, ils tentèrent des « expérimentations sociales », organisées soit par l’Ecole sociétaire, soit par des groupes fouriéristes dissidents : les « phalanstères » fouriéristes apparaissent alors comme autant de « laboratoires » pour l’observation des ambitions d’une doctrine qui prétendait y articuler « science sociale » et volonté de transformation sociale.
Pierre Mercklé est maître de conférences en sociologie à l’ENS Lettres & Sciences Humaines et membre du Groupe de recherche sur la socialisation (GRS). Une partie de ses travaux portent sur l’histoire sociale et l’épistémologie des sciences sociales en général, et sur Fourier et le fouriérisme en particulier. Il est par ailleurs l’administrateur de Liens Socio, le portail de l’actualité francophone des sciences sociales.
Nathalie Brémand, Education et révolution : l’enfant et le changement social chez les fouriéristes, les communistes icariens et les anarchistes
La question de savoir s’il fallait éduquer l’enfant aux principes de la future organisation sociale s’est toujours posé au sein des différents courants socialistes du XIXe siècle.
Les fouriéristes pensaient que c’était en grande partie sur les enfants que reposait le changement social. La phalange miniature était la réalisation pratique la plus infime qui devait préparer la mise en place du futur phalanstère. Les icariens voulaient aussi élever les enfants à l’écart des adultes et leur inculquer les valeurs communistes pour qu’ils les transmettent ensuite aux générations futures. Pour un révolutionnaire comme Bakounine, au contraire, l’éducation intégrale était impossible à mettre en pratique car tant que le changement social n’avait pas eu lieu, les conditions n’étaient pas réunies pour le faire et elle était donc remise à plus tard. Mais d’autres anarchistes par la suite, dont les anarcho-syndicalistes, considérèrent que l’éducation contribuaient à préparer les masses au changement et faisait partie de l’évolution vers la révolution sociale.
La mise en application de la formation des enfants au nouveau type de société par les différents penseurs et militants dépendait ainsi en grande partie de leurs conceptions du changement social. Les courants de pensée réformateurs qui misaient sur l’expérimentation de leurs théories pour changer la société privilégiaient un rôle actif des enfants tandis que les théoriciens d’un changement de type insurrectionnel remettait en général l’éducation intégrale à plus tard. Ce rôle attribué à l’éducation dépendait également de la manière de considérer la pédagogie. Si durant le premier XIXe siècle, les socialistes voient surtout l’éducation comme une formation morale du citoyen de la future société, ceux de la fin du siècle, comme nombreux de leurs contemporains, attribuent des vertus aux nouvelles méthodes pédagogiques et en particulier à la formation des esprits à la méthode scientifique.
Je rêve de vivre dans une société,où il n’y a ni dirigeant,ni argent,et ni classe sociale.